Sous d’autres cieux

Article : Sous d’autres cieux
Crédit: flickr
6 septembre 2021

Sous d’autres cieux

Dehors, le ciel s’assombrit. Les nuages, d’un gris cendré, font le plein en eau de pluie avant de la déverser sur la terre assoiffée. J’ouvre la fenêtre pour admirer la vue qui s’offre à moi et me laisser submerger par la beauté menaçante de ce ciel couvert. Les cumulonimbus sur le champ du ciel se mêlent, s’agglutinent, se chevauchent, se préparant à être pressés de leurs eaux. Je tire la baie vitrée pour aller m’asseoir sur le balcon et mieux scruter l’étendue qui s’offre à ma vue. Depuis mon enfance, je prends plaisir à regarder ce spectacle auquel j’aimerais pouvoir un jour assister aux premières loges, là-haut à travers les nuages.J’aime sentir se manifester autour de moi la force des éléments. Sentir la nature m’environner et régner en maitre.  Me dire que je fais partie de ce tout, de cette nature puissante, même à moitié ou plutôt à mi-temps, me ravit. J’attends la foudre et le tonnerre, mon duo favori.

Pour l’instant les fines gouttes de pluie, les premières, entament leur descente ou plutôt leur chute. Trajet périlleux entre le ciel et la terre. Vide impressionnant, saisissant. Elles se laissent tomber, happées vertigineusement par l’abime du monde. Elles s’écrasent doucement, silencieusement par ici ou par là, selon les désirs frivoles du vent. Toutes folles, légères, joyeuses, elles annoncent la pluie. Une pluie froide, apocalyptique qui glace jusqu’aux os. Et m’effleurant à peine, elles tombent avec un semblant de picotement qui traduit la force de leur chute, pour ensuite disparaitre sur ma peau nue. Elles font la promesse de la fraicheur du soir. Cette douceur de dormir enveloppé par le tumulte réconfortant de la pluie qui tombe à verse, dehors. Une précipitation forte, tonitruante, sera au rendez-vous. Une de celles dont on sort trempé. Purgé de tout souci. Simplement rasséréné.

rainy day

Au loin, gronde le tonnerre. À ce fracas assourdissant sur le dôme du ciel, tentant vainement de le briser en éclats, mon sang bouillonne d’impatience : j’attends l’appel. Le vent se lève avec force, charriant les feuilles mortes et les senteurs des zones avoisinantes. Il me parvient des odeurs de cuissons, de thé au gingembre, de terre mouillée et celle de la chaleur humaine qui monte de l’étage du dessous. Me parviennent aussi les bribes de conversation de mes voisins qui opinent sur le mauvais temps qui fait des siennes ces derniers jours. Je perçois de l’inquiétude dans le timbre de leurs voix. Y a de quoi. Au cours de la semaine dernière, plusieurs cas de disparitions ont été reportés par les familles, relayés par les médias et les réseaux sociaux. Les eaux arrivent et emportent avec eux hommes, femmes et enfants selon certaines sources. Sans laisser aucune trace. D’autres affirment que ce ne sont pas des eaux meurtrières qui sont en cause, mais bien des évènements surnaturels qui expliquent la disparition de leurs concitoyens. Ou encore que le gouvernement cherche à faire disparaitre certains témoins gênants au courant de leurs magouilles. Oui, le gouvernement est fautif de bien de manières. Les canaux d’évacuation des eaux de pluie ont été mal construits. Et pour ne rien arranger, l’urbanisation de la ville a été conçue de telle sorte que les quartiers pauvres sont les plus vulnérables face à la montée des eaux de pluie. Faut croire que dans cette ville, sauf les riches ont le droit de vivre confortablement. Une sombre réalité à laquelle on s’est pitoyablement résigné. Toutefois, en ce qui concerne ce mauvais temps et ces disparitions, nos dirigeants ne sont en rien responsables. Tout n’est qu’affabulations. En réalité personne ne sait ce qui se passe.

Les éclairs tracent leurs zigzags au néon au sein des nuages. Le tonnerre gronde, majestueux, tout-puissant, tout de suite suivi par un de ces silences qui traduisent crainte et respect. J’imagine des petits enfants se cacher sous leurs couvertures, comme moi je le faisais à l’époque. Un sourire se dessine sur mon visage à ce souvenir. Autour de moi, comme essayant de me couvrir à leur tour, les nuages semblent se rapprocher de la ville. Ils s’amoncellent de plus en plus et se colorent en un gris sombre qui favorise l’obscurité grandissante. Je regarde par-dessus le balcon passer les piétons qui se hâtent de regagner leurs demeures. Ils s’éloignent en laissant peu à peu mourir dans la rue des bruits de pas confus et des rires mélodieux, bien que discrets. La ville se prépare encore une fois à recevoir une autre série de pluies diluviennes ce soir. Des regards inquiets percent les ténèbres des cieux. Des regards implorants. Car Dieu regarde sûrement. Il voit notre agonie : il ne peut rester en silence. Espérons qu’une nouvelle tragédie n’est pas prévue pour ce soir, lit-on sur les visages. Espérons ! répondis-je en mon cœur.

Dans la confidence de ce qui se passe dans ma ville, je ne peux m’empêcher d’avoir un serrement au cœur. C’aurait peut-être été mieux de ne rien savoir. Car je pense à toutes ces familles en proie à un tourment indescriptible et qui vivent dans l’affliction de s’être vu arracher un des siens de la sorte. Le plus dur doit être l’attente que l’espoir fait naitre dans leur esprit, tout occupé à trouver une explication satisfaisante à une disparition si brusque et énigmatique. Le tourbillon de pensées qui doit les assaillir, augmente l’intensité de leur douleur et la rend toujours plus vive et harcelante. Un être cher est parti et ne reviendra pas. Plus jamais. Ou peut-être bien. Oui, peut-être bien. Selon le hasard des volontés supranaturelles. Ou le destin des vies humaines. Au choix. Quoi de plus poignant que de devoir osciller entre ces dualités qui, dans les profondeurs de l’esprit humain, coexistent sans pour autant émerger dans le réel et mettre fin à l’angoisse. Attentes et tourments. Entre un retour (in)espéré et une absence perpétuellement accablante : un deuil impossible. Une torture pour l’âme qui meurt à petit feu.

Émergeant de mes pensées culpabilisatrices, je remarque qu’il se fait tard. Je dois partir. Je partirai sans bruits. A pas feutrés, pareils à ceux de mon chat qui ronronne à mes pieds. « Je dois te laisser Picky » lui dis-je en lui caressant sa petite tête toute ronde et velue. Je le fais entrer dans la pièce à coté, et ferme soigneusement la baie vitrée. J’inspire profondément, parée pour l’appel. Il faut partir maintenant.

Je commence par enlever mon corsage. Je fais ensuite glisser ma jupe le long de mes jambes qui frissonnent sous la brise qui monte au balcon. Mes sous-vêtements les rejoignent au sol. L’appel se précise. Je monte sur la balustrade et tente de trouver un équilibre sur la barre en acier. Un dernier regard à Picky, à mon appart et sur la rue déserte à mes pieds. Je ferme les yeux, les bras tendus. Et, sereine, je me laisse tomber par-dessus le vide.

Étiquettes
Partagez

Commentaires